Du lard ou du cochon ?
Quand je suis tombée sur « Gi Joe homo erectus, operation South Beach », de suite j’ai été intriguée.
Un soldat à demi nu, les tablettes de chocolat en évidence, posant de manière sexy sur une plage : quel est ce jeu où le logo d’Has-bro est apposé ?
Les mentions usuelles, la typographie et les scotchs sur la boite de jeu usée : tous les éléments ont été réunis pour une belle supercherie !
En effet, il s’agit d’une création du peintre américain Tim Liddy. Celui-ci reproduit de façon hyper réaliste les couvercles des boites de jeux de société et parfois en invente !
En se concentrant sur le design, les stéréotypes de genre et les thèmes des jeux, Tim Liddy documente les illustrations des boîtes de jeux de société.
En 2008, il recopie l’illustration du jeu « Battleship » sans en changer le moindre détail. Au premier plan, un père et son fils jouent à la bataille navale. Tandis qu’à l’arrière plan, une mère et sa fille font la vaisselle. Tim Liddy pointe du doigt un détail : « Elles sourient car elles sont heureuses que le père et le fils s’amusent ! »
Ce qui intéresse l'artiste dans la reproduction fidèle de ces jeux de société est d’offrir « des capsules temporelles qui montrent ce qui était et qui invitent au dialogue ». En effet, ses oeuvres interrogent sur les décisions sociales et politiques des éditeurs dans le cadre des thèmes et des conceptions des jeux.
L’art de Tim Liddy
Tim Liddy insère dans ses peintures des commentaires ironiques pour jouer avec les mots et les images. Il peint également des rubans adhésifs sur ses oeuvres pour suggérer que les conventions sociales s'érodent d'une époque à l’autre.
De fil en aiguille, l’artiste, qui travaille sur des plaques de cuivre ou d’acier, commence à inventer ses propres créations : « Des jeux qui semblent réels mais qui ne l'ont jamais été ».
Ainsi, il crée la boite de jeu « Pistolet » qui s’inspire du surréaliste René Magritte et du célèbre tableau
« Ceci n’est pas une pipe ».
© Tim Liddy
Dans « The Horror », une boîte rose fragile maintenue par de multiples bandes de ruban adhésif, Tim Liddy fait appel au pouvoir de l’imagination : « Vous ne savez pas ce qu'il y a dans la boîte, l'horreur peut être n'importe
quoi ». Le décalage entre le contenant et le contenu est volontairement accentué. Tim Liddy utilise des éléments surprenants souvent en contradiction avec l'objet traditionnel.
© Tim Liddy
En interpellant sur les messages véhiculés par les illustrations des boites de jeux, Tim Liddy ouvre la réflexion sur les représentations des personnages dans les jeux de société.
Quelques chiffres
En 2018, la chercheuse canadienne Tanya Pobuda a publié une étude intitulée : « Évaluer le genre et la représentation raciale dans l’industrie des jeux de société » , dans laquelle elle analyse les illustrations des 100 meilleurs jeux classés au BGG (un des principaux sites de classement des jeux de société).
Elle arrive au constat suivant : sur les couvercles des boites de jeux, un peu plus de huit représentations sur dix sont des personnes de race blanche et un peu plus de sept représentations sur dix sont des hommes.
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Des interrogations
Tanya Pobuda interroge ces résultats : « Pourquoi si peu de femmes et de personnes non blanches sont impliquées ou représentées sur les couvertures des jeux de société populaires ? (…) Le manque relatif de représentation sur les jeux de société signifie-t-il que le jeu n'est tout simplement pas pour les femmes et les personnes de couleur ? »
Pour elle, les jeux de société sont un média qui façonne notre cognition : « Notre cognition est imprégnée, formée et définie dans la culture dans laquelle nous vivons, travaillons et jouons. »
Hélas, elle déplore que le message est souvent : « Tais-toi et joue. Trouvez un autre passe-temps si vous ne l'aimez pas ».
Et les femmes ?
Virginie Tacq, game designeuse et fondatrice de Ludilab, a également étudié ces questions. Dans son article sur « La représentation des femmes dans le jeu de société », elle analyse les illustrations des boites de jeux et des personnages.
Elle distingue quatre types de représentations quantitatives :
« L’absence : Il existe des jeux dont tous les personnages sont masculins, aucun n’étant donc féminin.
C’est le cas du jeu « Kingdomino » , le dernier jeu ayant gagné le prestigieux prix du Spiel Des Jahres allemand, de l’auteur français Bruno Cathala, chez l’éditeur Blue Orange. Les joueurs et joueuses incarnent chacun.e un roi qui veut étendre son royaume, sans possibilité de choisir un autre personnage.
La mixité : C’est le mélange des personnes de genres différents au sein d’un groupe. Il s’agit ici de trouver au sein du jeu des personnages féminins et masculins, dans des proportions non fixées.
Le très connu « Qui est-ce ? » , du géant Hasbro, en est un bon exemple. Dans les personnages habituels, nous retrouvons 16 hommes pour 8 femmes.
Outre une plus faible représentation du genre féminin, ce déséquilibre pose un problème dans le jeu lui-même. En effet, il s’agit de deviner le personnage choisi par l’autre joueuse ou joueur en posant des questions auxquelles il faut répondre par oui ou par non.
Le jeu commence très souvent par « C’est une fille ? » ou « C’est un garçon ? », ce qui donne un désavantage direct à la personne qui aurait choisi une fille, vu qu’il y en a deux fois moins.
La parité : C’est un équilibre entre les genres, représentés chacun pour moitié. Nous voyons apparaître des jeux dont le nombre de personnages féminins équivaut au nombre de personnages masculins.
Nous pouvons citer le jeu "Baf" , de R.& E. Hakansson édité par Gigamic, dans lequel il faut parcourir un donjon et vaincre des monstres en leur mettant des baffes. Chaque rôle est représenté sur une carte, dont l’une face propose le pendant féminin du rôle et l’autre face le pendant masculin, comme la voleuse / le voleur.
La non-mixité : Enfin, certains jeux, assez rares, proposent de n’incarner que des personnages féminins. Asmadi games nous en fournit un exemple avec "One deck dungeon" , de Chris Cieslik. Le jeu, lui aussi sur une thématique d’aventures dans un donjon, ne permet donc d’incarner que des femmes. »
Quelles femmes ?
Concernant l’aspect qualitatif, Virginie Tacq pose la question suivante : « Comment ces femmes sont-elle représentées ? »
Selon elle, « l’enjeu de cette représentation est de proposer une diversité de personnages, qui refléteront la richesse de la société et permettront éventuellement à un large public de s’y identifier. Pourtant, très souvent, ces représentations sont stéréotypées. »
Pour illustrer son propos, elle cite par exemple le jeu « Océanos » d’Antoine Bauza, édité par Iello.
« Le personnage, nommé Daisy, prend place dans un sous-marin, vaisseau similaire aux autres personnages, répondant complètement à des stéréotypes associées aux femmes : complètement rose, en forme de licorne, qui arbore un hublot en forme de coeur et un rouge à lèvres géant. Daisy, quant à elle, habillée d’une robe rose et pourvue d’un large décolleté, se maquille. Il est à remarquer que les autres personnages féminins du jeu connaissent également une sexualisation par le biais d’un décolleté similaire. »
La femme-objet en voie de disparition ?
Il existe néanmoins des progrès dans la représentation des femmes dans les illustrations des jeux de société.
Dans l'étude « Le jeu d'édition, miroir culturel ? », le Centre National du Jeu analyse les différentes versions du jeu « Mastermind » d'Invicta game.
La version de 1971 représente un couple composé de Cecilia Fung et Bill Woodward. « L’homme est assis les mains jointes à la manière d’un politicien et la femme est debout derrière lui, appuyée sur son fauteuil. La symbolique est forte. Au-delà de l’aspect intergenérationnel et interculturel (lui, type caucasien, paraît atteindre la cinquantaine et elle, asiatique, à peine la trentaine), leur posture rappelle l’image du présentateur et de la potiche. L’assurance et la sagesse de l’homme opposé au charme et à la jeunesse de la femme.
Si l’image de ce couple fut reprise pour de nombreuses versions, les protagonistes ont aussi changé, variant les origines mais conservant la même position apparemment porteuse d’une symbolique assumée par l’éditeur. Mais en changeant de mains, le jeu changera aussi de packaging. Le couple sera soit remplacé par une famille soit par un homme seul (version de Miro Meccano de 1980).»
Aujourd'hui, il existe une version du jeu sans personnage.
Conclusion
Pour conclure, un petit jeu concocté par la ludothèque "Atout jeu" pour la journée du 8 mars 2021.
Savez-vous de quels jeux viennent ces dames ?
(Les réponses dans le lien ici).
Ajoutons enfin qu’avec le nombre croissant de femmes autrices et éditrices de jeux de société, les jeux féministes sont en train de faire leur chemin dans le monde ludique. C’est une tout autre histoire que je vous raconterais plus tard…
Un grand merci à Virginie Tacq pour m'avoir envoyé son article :)
Sources :
Virginie Tacq, "La représentation des femmes dans le jeu de société", 2018
Pour aller plus loin : L'interview de Tim Liddy
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